CHAPITRE XI

Ils avaient dormi. Des heures et des heures. Un tour-cadran pour le moins. Et si Lynn, quelque peu rassérénée, avait consenti à fermer ses beaux yeux violets pour goûter elle aussi un sommeil réparateur après les heures d’angoisse vécues auprès de ses amis blessés, Koonti, lui, avait compris que sa mission n’était pas terminée.

Il continuait d’ailleurs à vivre dans un état d’exaltation inhabituel. Et avait conscience de l’apport estimable que lui conféraient ces parcelles d’oradium désormais assimilées par son organisme. En effet, les légères plaies de l’épiderme provoquées dans sa paume droite lors de la chute-toboggan s’étaient promptement cicatrisées. L’oradium était là. Il restait. Il était en lui. Il était LUI.

Mais Koonti savait aussi que de tels dons ne sont pas destinés seulement à un usage personnel égocentrique. Comme toutes les qualités d’exception, il y avait là de quoi apaiser, calmer, guérir. Koonti ne s’en priva pas.

Après avoir longuement bavardé avec Lynn qui avait fini par s’endormir à son tour, il continuait à se pencher sur ses compagnons meurtris, ne se contentant pas de veiller passivement sur leur sommeil mais il continuait à élever au-dessus des dormeurs sa main, sa main plus bénéfique que jamais, et il ressentait en lui l’écho mystérieux des guérisons accélérées qu’il favorisait de ses radiations à la fois humaines et minérales.

Quand ils s’éveillèrent, les uns après les autres, ils pouvaient croire avoir oublié le cauchemar des instants qui avaient suivi le séisme. Certes, tous déploraient la mort de Molvida et de leurs autres compagnons. Mais ils ne souffraient pratiquement plus. Les plaies s’étaient refermées, même celle que Mourad portait à la tête. Et finalement Koonti qui sentait se décupler son pouvoir médiumnique estimait que les côtes endommagées n’étaient finalement que légèrement fêlées et non brisées comme on avait pu le croire au premier abord.

Lucides, reposés, détendus, tous entouraient le sourcier, l’accablaient d’amabilités, de manifestations de gratitude et lui, ému jusqu’aux larmes, souriait à ce quatuor de jeunesse.

Tout cela était bien joli mais relevait du genre fleur bleue. Il importait à présent de faire le point, de savoir comment on allait se tirer de pareil guêpier.

Cyrille, esprit rationnel s’il en fut, préconisa de faire l’inventaire des ressources. On étala donc le contenu des ceintures. Tous possédaient un de ces fameux couteaux suisses aux multiples usages. Des vitamines, des médicaments. Et à eux tous trois revolasers. On pouvait donc tenir pendant un nombre appréciable de tours-cadran. Mais la boisson manquait, à part une gourde d’alcool que Mourad on ne savait trop comment avait conservée dans le désastre général.

Toutefois, Lynn, souriante, assurait Koonti de sa confiance. Il avait détecté l’eau. Lointaine sans doute, mais existante. Si bien qu’après avoir longuement discuté, on décida de chercher la nappe phréatique qui, ils en avaient la certitude, n’était pas une illusion. On renonça à chercher un chemin de retour vers la cité gonflable, ou du moins ce qui pouvait en rester. Mieux valait une installation sublunaire au moins provisoire auprès d’un point d’eau. De là, on aviserait sur le moyen de s’extirper du gouffre et de joindre, dans la mesure du possible, les autres colons éventuellement survivants.

Quant à l’équipage du Sygnos, plus d’illusions à se faire. Hormis sans doute Flaw et Wallbar que tous avaient de bonnes raisons de soupçonner d’être à l’origine de ces clartés et de ces voix distinguées dans ce monde ténébreux, tous les autres devaient avoir péri.

Mais il existait nécessairement d’autres bases lunaires qui avaient pu échapper, tout ou partie, au séisme. On finirait bien par obtenir un contact radio, et au besoin on marcherait à leur recherche.

Un autre problème les préoccupait : qu’était devenue l’épave ?

La violence du tremblement de lune semblait avoir totalement englouti l’ensemble du massif où le Sygnos s’était échoué. Eux-mêmes estimaient qu’ils se retrouvaient à présent très profondément enfoncés sous le terrain sélénite. Il n’était donc pas impossible que le Sygnos, ou ce qui pouvait en rester, puisse également stagner quelque part dans ce chaos.

On constatait que l’écheveau des tunnels et des galeries, peut-être inviolé jusque-là, avait été fortement ébranlé. Le terrain était très friable et les éboulements fréquents. Il n’y avait donc pas à se dissimuler le danger permanent qui pesait sur eux. À chaque instant, on pouvait recevoir des pierres sur la tête, ou s’enfoncer dans quelque trou subitement ouvert par un effritement géologique.

Désormais, les quatre jeunes gens faisaient confiance au sourcier. Jusque-là cet homme discret et bienveillant avait joué un rôle discret, sauf lors des escales du monde de Pégase où sa science de radiesthésiste avait fait merveille. Mais les circonstances avaient tout modifié et il prenait naturellement la succession de Molvida. Il était leur chef, leur guide, leur trait d’union.

Plus leur père qu’autre chose.

En riant, il disait qu’il était le chef de la meute, celui qui dirige les jeunes fauves, et tous riaient, parce qu’ils avaient besoin de rire pour pallier les séquelles du drame.

Ils le suivirent donc, à travers l’inconcevable gouffre de la Lune.

On descendait, c’était très net. Parfois, on devait se laisser aller jusqu’au fond d’une nouvelle caverne. Koonti marchait selon sa norme : les yeux clos, se fiant à son seul instinct, alors que les autres ne quittaient pas le couteau universel qui leur fournissait la clarté mince mais bien utile de la petite lampe.

Celle de Fathia avait donné des signes de faiblesse et on avait constaté avec surprise et satisfaction émerveillée que Koonti, apposant sa main à l’endroit de la pile, lui avait redonné une nouvelle vigueur.

Cependant, ils n’étaient pas totalement euphoriques. Inutile de se dissimuler que Flaw, s’il avait survécu, était un homme dangereux. Wallbar ne valait guère mieux et l’avait prouvé. Certes, Osk était mort, abattu par les deux jeunes femmes après le meurtre de leur ami Titus. Mais les deux survivants représentaient un péril certain.

À plusieurs reprises, au cours de la longue et difficile marche sublunaire, ils entendirent de nouveau des voix. Ils crurent distinguer des points luminescents promptement disparus. Les forbans étaient là.

Toutefois, ce qui les surprenait, c’était que les voix paraissaient multiples, que les taches de lumière étaient assurément plus de deux. Effets consécutifs au système d’écho, à des troubles hallucinatoires ? Koonti en doutait, ses compagnons et lui-même percevant de semblables phénomènes.

Longuement, ils marchèrent, glissèrent, tombèrent, déboulèrent. Ils se firent souvent la courte échelle, s’aidèrent à franchir des abîmes qui paraissaient fendre le cheminement, escaladèrent des éboulis et évitèrent des avalanches sans doute provoquées par l’ébranlement consécutif à leurs pas. La Lune, après ses violentes contractions, avait désormais des profondeurs fragiles que l’incursion humaine perturbait, faisant crouler la roche fissurée, lézardée, éclatée en mille endroits.

Cependant ils avaient l’impression de descendre encore. La clarté était de plus en plus ténue et ce n’était que par instants qu’on traversait des zones où les crevasses s’ouvrant jusqu’à hauteur du sol qui les surplombait permettaient la filtration des rayons de la nuit solaire. Après avoir franchi ces flaques de lumière rougeâtre, ils retrouvaient les ténèbres, ces ténèbres qui ne laissaient pas de les impressionner désagréablement, à l’exception de Koonti qui continuait à se diriger avec une surprenante aisance, tel un homme qui sait où il se rend.

Soudain, les quatre qui suivaient leur guide, ce guide aveugle et clairvoyant à la vague clarté des lucioles dansantes de leurs couteaux-lampes, constatèrent qu’il s’arrêtait.

— Koonti… Qu’y a-t-il ? Un danger ?

Immobile, il semblait écouter. Et ils faisaient silence autour de lui, conscients de la valeur d’une révélation qui ne pouvait tarder.

Un instant, il resta ainsi, tendu vers on ne savait quoi.

Dans un murmure, il leur dit :

— Il va falloir… prendre garde… La planète souffre encore…

Un temps. Il compléta :

— … Ou bien elle est en colère !… Et alors…